Roven n°7,
entretien

Roven n° 07

Printemps-été 2012
Pistes, trait du dessin, retrait du critique
Entretien P. Nicolas Ledoux & J. Emil Sennewald

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J. Emil Sennewald : Jusqu’ici, une des prémisses de la critique d’art était pour moi la réponse écrite à l’oeuvre. On peut concevoir l’écriture au sens large, incluant la potentialité de travailler le corps de l’écriture même, mais je ne crois pas qu’il soit possible de faire de la critique en images. L’image étant le sujet de la critique, elle ne deviendrait son objet qu’au risque de perdre la distance nécessaire. Si on fait de la critique d’art par le dessin, faudrait-il le concevoir autrement ? Le dessin est-il plutôt pictogramme qu’image ?
P. Nicolas Ledoux : Étonnamment, je ne regarde pas vraiment ce que je dessine quand je dessine : tout d’abord ma main fait barrage et, surtout, je pense à ce que je vais dessiner ensuite – c’est un exercice très mental, comme une pensée en mouvement dont la main garde une trace. C’est une manière d’écrire, bien plus que de dessiner, très vite, de façon polysémique et en expansion pour tenter d’exprimer toute la complexité des enjeux de l’art. Je pourrais comparer mes dessins à des schémas de pensées qui fonctionnent avec différents niveaux de lectures et d’interprétations dans un temps plus ou moins lent – la distance dont tu parles –, que ce soit par la mise en forme et la juxtaposition de figures reconnaissables ou non, de mots, de phrases, de références. Il faut parfois se méfier de la récupération et intégrer le temps de la « critique ». Je pense aux « tableaux-mots » de Debord où, pour achever la peinture, il écrit ou dessine sur une toile « Dépassement de l’art », geste contestataire qu’on retrouve quelques décennies plus tard dans l’exposition inaugurale du centre Pompidou Metz, accroché au mur, au même niveau que les oeuvres qu’il dénonçait…

J. E. S. : Ton dessin suit un programme, selon une structure critique sous-jacente masquée par l’image même en train de se faire. C’est le masque qui répète ce qui cache et pointe ainsi le sujet de la critique plutôt que le représenter. Le trait du dessin, c’est le retrait du critique. Et ce niveau est défini par la main, par l’acte même de dessiner. Tu le dis, la main fait barrage et rend l’acte de dessiner invisible au moment où il a lieu, tout en dirigeant l’attention sur le mouvement du corps, sur cette main qui semble faire cequ’on pense. Cet acte inverse les rôles, et c’est finalement la main qui pense et le dessin qui peut nous amener à faire, à quitter la sphère de l’image pour aller vers le réel. Dessiner, est-ce une façon d’échapper à la logique de l’image, de l’oeuvre figée ?
P. N. L. : Trait et retrait chers à Derrida. J’ai lu ce livre 1 plusieurs fois et il résonne toujours différemment. J’en garde aujourd’hui « l’image » du dessin « à l’aveugle » quand l’oeil se retourne pour laisser non pas la main dessiner mais plutôt le cerveau. C’est là où je te rejoindrai sur l’inversion des rôles. Finalement la main n’est qu’un outil. Je travaille en ce moment sur un projet où je dessine sans la main, au moyen d’un ordinateur à qui je donne une image qu’il trame et imprime par le biais d’un traceur, point par point, très lentement – le feutre séchant et les bugs arrivant. On retrouve alors un geste plastique, graphique, manuel, mais réalisé par l’ordinateur. C’est très beau. Le choix du sujet intervient aussi dans cette pratique paradoxale : une photographie d’un artiste performeur en action, un tableau classique, un portrait de peintre… Je retourne et détourne les process pour interroger le statut de l’image, de la signature, du geste artistique – ici volontairement conceptuel, mais camouflé dans une forme très séduisante. Cela reste pour moi un dessin, même si je ne le dessine pas de ma main.

J. E. S. : (Question manuscrite ci-contre)
P. N. L. : (Réponse dessinée ci-contre)
La répétition est un moyen de fixer les choses et de lutter contre l’accélération des flux d’art et d’information, dont l’intérêt réside plus dans la vitesse et la durée du déplacement que dans le contenu. J’aime l’idée du recyclage pour lutter contre la pollution d’art. Je lutte contre une forme d’amnésie et d’effacement, contre le syndrome de la nouveauté, de la naïveté. L’art pour moi est fondamentalement lié à son histoire, ses histoires, son économie, son contexte et la manipulation dont il est l’objet. C’est comme une maquette miniature de notre société que je dessine et redessine pour en repenser les mécanismes, les dysfonctionnements, les utopies, les zombies qui le peuplent, etc.

J. E. S. : Tu es lié à la Biennale de Paris qui met en avant ce refus de l’oeuvre en tant qu’objet/marchandise et qui renvoie à l’acte de produire de l’art. Quand sais-tu que tu fais de l’art ? Et comment définir cet acte « faire de l’art » ?
P. N. L. : Nous vivons une période totalement chaotique et « critique », une crise ontologique de l’art comme le formule si bien Stephen Wright avec qui j’ai participé à la Biennale de Paris. Le monde de l’art s’est transformé en une plate-forme expérimentale de l’ultracapitalisme régi par l’économie. L’oeuvre s’est muée en un objet d’art dont la « valeur artistique ajoutée » n’est principalement que design. Financier et marchand, l’art est devenu fongible, comme le prouve le fonds spéculatif international basé dans les îles britanniques Artist Pension Trust, dont la matière première est l’art contemporain. Ce fonds a pignon sur rue, il agit en toute transparence, bien au-delà du cynisme des salles de marché, car en totale roue libre. Il est adoubé par une pléiade d’artistes mondialement reconnus, de commissaires et conservateurs de grandes institutions. Il est tellement « officiel » et ses ramifications sont telles que ceux qui tentent de le dénoncer passent pour des paranoïaques, adeptes de la théorie du complot, artistes ou critiques frustrés et jaloux. Mais depuis peu des contre-feux s’organisent 2. lI faut trouver l’aiguille pour faire exploser la bulle, et nous assisterons alors à l’un des plus grands scandales éthiques et financiers que l’histoire de l’art ait jamais connu. Faire de l’art aujourd’hui devient un véritable paradoxe. Cela consiste – à défaut d’être dans l’après d’une révolution inévitable et à venir (mais qui tarde…) – à maintenir des acquis plutôt que résister frontalement, tenir des positions depuis l’intérieur, braconner, expérimenter des alternatives, saborder… Concrètement, j’essaie de faire de l’art dissimulé dans l’art, de pratiquer le leurre, d’intervenir au milieu de ce qui est le plus visible et d’ouvrir des failles, des microdysfonctionnements, d’investir dans ce qui est alentour et qui permet d’occuper des espaces encore possibles. Par exemple, le paratexte, le projet anonyme ou à révélation/ temporalité décalée, l’infiltration et la remise en question des protocoles, des systèmes qui font l’art, etc. 3. L’oeuvre est pour moi une sorte de cheval de Troie m’obligeant, dans le plaisir, à réaliser ou faire réaliser une forme efficace de la meilleure facture possible afin que la dimension conceptuelle et corrosive puisse s’y lover. Forme et pensée peuvent ensuite opérer là où je le désire et pas forcément là où on les attend, là où on le voudrait dans un temps et un contexte qui ne sont pas forcément ceux de l’exposition ou de la vente. La subversion – nécessaire à tout geste artistique – n’est peut-être possible, dans le contexte de l’art aujourd’hui, qu’à l’encontre de l’art lui-même tellement son territoire a été nivelé, neutralisé et phagocyté.

J. E. S. : Pour reprendre la question de la relation entre écriture et dessin et notamment la place de la main : es-tu droitier ou gaucher ? Comment procèdes-tu pour dessiner ? À quel moment saistu que tu as terminé un dessin ?
P. N. L. : Tu vas sourire : j’étais ambidextre et dyslexique, je dessinais avec les deux mains quand j’étais petit. Dans les années 1970-1980, on rééduquait les enfants comme moi, et j’ai passé des après-midi avec une main dans le dos à faire des dessins et des jeux de construction devant une psychomotricienne à chignon ! Maintenant je suis droitier, mais quand je veux faire un dessin volontairement maladroit, j’utilise la main gauche. Je dessine en• fonction d’un besoin que je ressens, une envie profonde liée au manque que je provoque de ne pas dessiner. C’est en général après une période où j’ai travaillé sur un autre médium, ou quand un projet d’exposition est en place et que je retrouve un peu de temps libre. J’attends, je repousse le moment de m’y mettre – je me contente de petits dessins sur des feuilles, dans des carnets. Pendant ces temps plus ou moins longs, je lis et je prends des notes, je commence à imaginer un point d’ancrage, un univers, un ensemble de données. J’accumule de la tension, de la matière, des challenges techniques et souvent, d’un coup, en général un soir, toujours quand je suis seul, je prends ou je prépare une feuille – volontairement grande et bien blanche –, je pose une pile de livres ou d’images à côté et j’attaque, sans croquis, avec juste un élément référence – souvent le dessin d’un autre. Je commence la feuille par en bas, de gauche à droite et ensuite je remonte. Je fais parfois un crayonné pour maîtriser à peu près un élément et ses proportions, mais souvent cela dégénère. Je dessine alors longtemps, jusqu’à la fatigue. La ligne claire, c’est sans filet, je ne peux pas recouvrir ou reprendre, cela m’oblige à rester très concentré. Plus j’avance dans un grand dessin, plus c’est dangereux et donc quelque part excitant. Je pousse à l’extrême en m’obligeant de temps en temps à dessiner ce que je n’ai jamais encore essayé. Quand on a passé des dizaines d’heures sur un dessin, on tremble vers la fin et on essaie de le maintenir en état, au niveau de son ambition, coûte que coûte. Parfois on n’y arrive pas. C’est terminé quand la feuille est remplie et, si cela tient, je garde, sinon je jette… En cas d’hésitation, je demande à mes proches qui sont sans pitié. Parfois je cache des dessins « refusés » dans des cartons, histoire de leur donner une seconde chance.
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1. J. Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines. Paris, RMN, 1990. Cahier de J. Emil Sennewald. Dessin et montage P. Nicolas Ledoux pour la revue Roven
2. Notamment en France, voir Tristan Trémeau, In Art We Trust, Paris, Al Dante, 2011
3. Damien Beguet et P. Nicolas Ledoux ont acheté en 2011 les oeuvres, droits, nom/ marque de l’artiste Ludovic Chemarin, après qu’il a décidé d’arrêter sa pratique artistique, et créent depuis de nouvelles oeuvres en son nom. http://ludovicchemarin.com

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Roven n° 07

Printemps-été 2012
Pistes, trait du dessin, retrait du critique
Entretien P. Nicolas Ledoux & J. Emil Sennewald

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J. Emil Sennewald : Jusqu’ici, une des prémisses de la critique d’art était pour moi la réponse écrite à l’oeuvre. On peut concevoir l’écriture au sens large, incluant la potentialité de travailler le corps de l’écriture même, mais je ne crois pas qu’il soit possible de faire de la critique en images. L’image étant le sujet de la critique, elle ne deviendrait son objet qu’au risque de perdre la distance nécessaire. Si on fait de la critique d’art par le dessin, faudrait-il le concevoir autrement ? Le dessin est-il plutôt pictogramme qu’image ?
P. Nicolas Ledoux : Étonnamment, je ne regarde pas vraiment ce que je dessine quand je dessine : tout d’abord ma main fait barrage et, surtout, je pense à ce que je vais dessiner ensuite – c’est un exercice très mental, comme une pensée en mouvement dont la main garde une trace. C’est une manière d’écrire, bien plus que de dessiner, très vite, de façon polysémique et en expansion pour tenter d’exprimer toute la complexité des enjeux de l’art. Je pourrais comparer mes dessins à des schémas de pensées qui fonctionnent avec différents niveaux de lectures et d’interprétations dans un temps plus ou moins lent – la distance dont tu parles –, que ce soit par la mise en forme et la juxtaposition de figures reconnaissables ou non, de mots, de phrases, de références. Il faut parfois se méfier de la récupération et intégrer le temps de la « critique ». Je pense aux « tableaux-mots » de Debord où, pour achever la peinture, il écrit ou dessine sur une toile « Dépassement de l’art », geste contestataire qu’on retrouve quelques décennies plus tard dans l’exposition inaugurale du centre Pompidou Metz, accroché au mur, au même niveau que les oeuvres qu’il dénonçait…

J. E. S. : Ton dessin suit un programme, selon une structure critique sous-jacente masquée par l’image même en train de se faire. C’est le masque qui répète ce qui cache et pointe ainsi le sujet de la critique plutôt que le représenter. Le trait du dessin, c’est le retrait du critique. Et ce niveau est défini par la main, par l’acte même de dessiner. Tu le dis, la main fait barrage et rend l’acte de dessiner invisible au moment où il a lieu, tout en dirigeant l’attention sur le mouvement du corps, sur cette main qui semble faire cequ’on pense. Cet acte inverse les rôles, et c’est finalement la main qui pense et le dessin qui peut nous amener à faire, à quitter la sphère de l’image pour aller vers le réel. Dessiner, est-ce une façon d’échapper à la logique de l’image, de l’oeuvre figée ?
P. N. L. : Trait et retrait chers à Derrida. J’ai lu ce livre 1 plusieurs fois et il résonne toujours différemment. J’en garde aujourd’hui « l’image » du dessin « à l’aveugle » quand l’oeil se retourne pour laisser non pas la main dessiner mais plutôt le cerveau. C’est là où je te rejoindrai sur l’inversion des rôles. Finalement la main n’est qu’un outil. Je travaille en ce moment sur un projet où je dessine sans la main, au moyen d’un ordinateur à qui je donne une image qu’il trame et imprime par le biais d’un traceur, point par point, très lentement – le feutre séchant et les bugs arrivant. On retrouve alors un geste plastique, graphique, manuel, mais réalisé par l’ordinateur. C’est très beau. Le choix du sujet intervient aussi dans cette pratique paradoxale : une photographie d’un artiste performeur en action, un tableau classique, un portrait de peintre… Je retourne et détourne les process pour interroger le statut de l’image, de la signature, du geste artistique – ici volontairement conceptuel, mais camouflé dans une forme très séduisante. Cela reste pour moi un dessin, même si je ne le dessine pas de ma main.

J. E. S. : (Question manuscrite ci-contre)
P. N. L. : (Réponse dessinée ci-contre)
La répétition est un moyen de fixer les choses et de lutter contre l’accélération des flux d’art et d’information, dont l’intérêt réside plus dans la vitesse et la durée du déplacement que dans le contenu. J’aime l’idée du recyclage pour lutter contre la pollution d’art. Je lutte contre une forme d’amnésie et d’effacement, contre le syndrome de la nouveauté, de la naïveté. L’art pour moi est fondamentalement lié à son histoire, ses histoires, son économie, son contexte et la manipulation dont il est l’objet. C’est comme une maquette miniature de notre société que je dessine et redessine pour en repenser les mécanismes, les dysfonctionnements, les utopies, les zombies qui le peuplent, etc.

J. E. S. : Tu es lié à la Biennale de Paris qui met en avant ce refus de l’oeuvre en tant qu’objet/marchandise et qui renvoie à l’acte de produire de l’art. Quand sais-tu que tu fais de l’art ? Et comment définir cet acte « faire de l’art » ?
P. N. L. : Nous vivons une période totalement chaotique et « critique », une crise ontologique de l’art comme le formule si bien Stephen Wright avec qui j’ai participé à la Biennale de Paris. Le monde de l’art s’est transformé en une plate-forme expérimentale de l’ultracapitalisme régi par l’économie. L’oeuvre s’est muée en un objet d’art dont la « valeur artistique ajoutée » n’est principalement que design. Financier et marchand, l’art est devenu fongible, comme le prouve le fonds spéculatif international basé dans les îles britanniques Artist Pension Trust, dont la matière première est l’art contemporain. Ce fonds a pignon sur rue, il agit en toute transparence, bien au-delà du cynisme des salles de marché, car en totale roue libre. Il est adoubé par une pléiade d’artistes mondialement reconnus, de commissaires et conservateurs de grandes institutions. Il est tellement « officiel » et ses ramifications sont telles que ceux qui tentent de le dénoncer passent pour des paranoïaques, adeptes de la théorie du complot, artistes ou critiques frustrés et jaloux. Mais depuis peu des contre-feux s’organisent 2. lI faut trouver l’aiguille pour faire exploser la bulle, et nous assisterons alors à l’un des plus grands scandales éthiques et financiers que l’histoire de l’art ait jamais connu. Faire de l’art aujourd’hui devient un véritable paradoxe. Cela consiste – à défaut d’être dans l’après d’une révolution inévitable et à venir (mais qui tarde…) – à maintenir des acquis plutôt que résister frontalement, tenir des positions depuis l’intérieur, braconner, expérimenter des alternatives, saborder… Concrètement, j’essaie de faire de l’art dissimulé dans l’art, de pratiquer le leurre, d’intervenir au milieu de ce qui est le plus visible et d’ouvrir des failles, des microdysfonctionnements, d’investir dans ce qui est alentour et qui permet d’occuper des espaces encore possibles. Par exemple, le paratexte, le projet anonyme ou à révélation/ temporalité décalée, l’infiltration et la remise en question des protocoles, des systèmes qui font l’art, etc. 3. L’oeuvre est pour moi une sorte de cheval de Troie m’obligeant, dans le plaisir, à réaliser ou faire réaliser une forme efficace de la meilleure facture possible afin que la dimension conceptuelle et corrosive puisse s’y lover. Forme et pensée peuvent ensuite opérer là où je le désire et pas forcément là où on les attend, là où on le voudrait dans un temps et un contexte qui ne sont pas forcément ceux de l’exposition ou de la vente. La subversion – nécessaire à tout geste artistique – n’est peut-être possible, dans le contexte de l’art aujourd’hui, qu’à l’encontre de l’art lui-même tellement son territoire a été nivelé, neutralisé et phagocyté.

J. E. S. : Pour reprendre la question de la relation entre écriture et dessin et notamment la place de la main : es-tu droitier ou gaucher ? Comment procèdes-tu pour dessiner ? À quel moment saistu que tu as terminé un dessin ?
P. N. L. : Tu vas sourire : j’étais ambidextre et dyslexique, je dessinais avec les deux mains quand j’étais petit. Dans les années 1970-1980, on rééduquait les enfants comme moi, et j’ai passé des après-midi avec une main dans le dos à faire des dessins et des jeux de construction devant une psychomotricienne à chignon ! Maintenant je suis droitier, mais quand je veux faire un dessin volontairement maladroit, j’utilise la main gauche. Je dessine en• fonction d’un besoin que je ressens, une envie profonde liée au manque que je provoque de ne pas dessiner. C’est en général après une période où j’ai travaillé sur un autre médium, ou quand un projet d’exposition est en place et que je retrouve un peu de temps libre. J’attends, je repousse le moment de m’y mettre – je me contente de petits dessins sur des feuilles, dans des carnets. Pendant ces temps plus ou moins longs, je lis et je prends des notes, je commence à imaginer un point d’ancrage, un univers, un ensemble de données. J’accumule de la tension, de la matière, des challenges techniques et souvent, d’un coup, en général un soir, toujours quand je suis seul, je prends ou je prépare une feuille – volontairement grande et bien blanche –, je pose une pile de livres ou d’images à côté et j’attaque, sans croquis, avec juste un élément référence – souvent le dessin d’un autre. Je commence la feuille par en bas, de gauche à droite et ensuite je remonte. Je fais parfois un crayonné pour maîtriser à peu près un élément et ses proportions, mais souvent cela dégénère. Je dessine alors longtemps, jusqu’à la fatigue. La ligne claire, c’est sans filet, je ne peux pas recouvrir ou reprendre, cela m’oblige à rester très concentré. Plus j’avance dans un grand dessin, plus c’est dangereux et donc quelque part excitant. Je pousse à l’extrême en m’obligeant de temps en temps à dessiner ce que je n’ai jamais encore essayé. Quand on a passé des dizaines d’heures sur un dessin, on tremble vers la fin et on essaie de le maintenir en état, au niveau de son ambition, coûte que coûte. Parfois on n’y arrive pas. C’est terminé quand la feuille est remplie et, si cela tient, je garde, sinon je jette… En cas d’hésitation, je demande à mes proches qui sont sans pitié. Parfois je cache des dessins « refusés » dans des cartons, histoire de leur donner une seconde chance.
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1. J. Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines. Paris, RMN, 1990. Cahier de J. Emil Sennewald. Dessin et montage P. Nicolas Ledoux pour la revue Roven
2. Notamment en France, voir Tristan Trémeau, In Art We Trust, Paris, Al Dante, 2011
3. Damien Beguet et P. Nicolas Ledoux ont acheté en 2011 les oeuvres, droits, nom/ marque de l’artiste Ludovic Chemarin, après qu’il a décidé d’arrêter sa pratique artistique, et créent depuis de nouvelles oeuvres en son nom. http://ludovicchemarin.com