Revue Volume
n°3

Volume n° 03

What You See Is What You Hear
2011

Parallèlement à leurs activités artistiques respectives, Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux élaborent des projets communs. Leurs propositions, souvent critiques, interrogent notamment les notions de valeur et de signature et se nourrissent de la culture musicale, dont ils déplorent néanmoins la « récupération » dans le champ de l’art contemporain.

Nous revenons avec eux sur ces questions à partir d’une installation montrée dans l’exposition collective « Musique plastique » à la galerie agnès b. à Paris, et de leur exposition « Vague froide » au Wharf – Centre d’art contemporain de Basse- Normandie, en 2011.

Prenons comme point de départ de cet entretien la pièce que vous avez montrée dans la « project room » de la Galerie du jour agnès b. dans le cadre de l’exposition « Musique plastique »1. The Ultimate Exhibition of Definitive Black Rock Core! est une installation réunissant un ensemble d’objets divers – vinyles, affiches, flyers, ordinateur portable, cadavres de bouteilles, revues, t-shirts, DVD’s, CD’s, livres, badges, etc. – littéralement « passés au noir » et tombant de cette manière dans le plus sombre anonymat. No logo. Juste une accumulation d’objets clairement identifiables venant souligner et contester, par leur mutisme tant sonore que visuel, le « caractère fétiche de la musique », réifiée, dérivée en produits de toutes sortes et « recyclée », notamment dans l’art contemporain. Pouvez-vous revenir sur ce qui vous a motivé à réaliser cette installation dans un tel contexte?
Nous sortions d’une exposition dense et complexe – « Vague Froide » – qui s’intéressait notamment au travail de mémoire et à la manière dont l’histoire de l’art s’écrit et tisse d’étranges fictions, perforées de vraies-fausses vérités, cousues de petits lambeaux de nostalgie, voire de mélancolie… Nous voulions projeter et travailler cette matière accumulée depuis des années, déformée par le prisme du temps et de nos propres sentiments, en faire quelque chose qui ne soit pas une (re)lecture romantique et esthétisante. Extraire de ce profond magma formes et concepts qui viendraient nourrir et éclairer les questions que nous nous posons aujourd’hui sur la possibilité de faire encore de l’art.
Il y avait cette volonté de se servir de la musique – ici de la cold wave, mouvement neurasthénique, éclair et post-punk anglo-franco-américain – pour braconner sur le territoire officiel de l’exposition classique en centre d’art. Déjouer certains de ses usages, détourner ses protocoles par transfert de codes, de symboles. Nous avons posé une surface pour travailler en sous-face, cacher la forme dans le concept – le concept dans une forme leurre – ouvrant alors à des territoires et des questions plus complexes : la mainmise de l’économie et la financiarisation du monde de l’art, les notions de signature, de valeur, etc.
L’emballage ressemblait à une parfaite exposition, l’intérieur moins. Nous demandions beaucoup au visiteur : du temps mais aussi une certaine résistance à ce qui était vu – au risque de ne pas être compris. Cela a été une expérience très enrichissante, mais uniquement possible parce que nous contrôlions le moindre détail : de la conception à l’accrochage, en passant par les supports de communication et les éditions.

Comment avez-vous adapté cette « stratégie » dans le contexte d’une exposition collective comme « Musique Plastique », qui réunissait les oeuvres d’artistes ayant pour la plupart une pratique à la fois plastique et musicale ?
Il est très important pour nous de travailler en fonction du contexte d’une exposition afin que notre pièce soit juste et précise – qu’elle vienne à la fois réagir à notre histoire mais aussi à celle de l’événement qui l’accueille. Quand Jean-François Sanz nous a proposé de participer à « Musique Plastique » nous étions alors dans une tout autre position que pour « Vague froide » : notre production serait placée au milieu d’autres oeuvres que nous ne connaissions pas. Le thème nous tenait très à coeur, mais nous étions réticents quant à sa spectacularisation et l’effet très people de certains artistes sélectionnés…
Il connaissait notre point de vue vis-à-vis de ce genre de manifestation. Impossible de ne pas profiter de l’occasion pour infiltrer nos positions. Nous lui avons soumis un projet détaillé en forme de manifeste, qui prenait sa source dans l’exposition, en exploitait le contenu mais en constituait en quelque sorte le trou noir, le versant obscur. Il a accepté et a judicieusement décidé de placer notre pièce en introduction/conclusion de l’exposition – entre poing levé et point d’interrogation…
Il a par a ailleurs proposé de publier notre projet dans le catalogue réalisé sur le mode du fanzine. Nous avons alors remanié notre texte pour nous emparer du style de ce type de publication, provoquer, et introduire nos idées ainsi que notre manière de faire dans tous les espaces mis à notre disposition.

L’ambigüité d’une stratégie d’infiltration permet-elle d’échapper à l’ « assimilation » ? N’est-ce pas risquer de se retrouver fondus dans le propos général de l’exposition ?
Participer à une exposition collective, c’est de fait accepter d’être « fondu » dans le propos général du commissaire. L’infiltration est une stratégie de survie : un art en dehors de l’art est-il encore de l’art ? Nous aimons passer les frontières – dans les deux sens –, apparaître et disparaître, braconner sur les territoires institutionnels. Nous prônons la technique du leurre qui consiste à dissimuler une pratique critique dans des objets d’art plus classiques, et le fait de pouvoir les activer quand et comme nous le voulons. Il est important d’occuper l’espace performatif, symbolique et « réputationnel » : persister à défaut de résister – « Quand tout le monde «résiste», comme aujourd’hui, peut-être que le premier pas c’est de refuser ce jeu, et de voir qu’il y a une certaine façon de s’opposer qui fait partie de la machine existante », affirme Slavoj Zizek.
Le devenir design de l’oeuvre d’art a pour effet de créer des « objets d’art » parfaits, inoxydables – au rapport fond/forme imparable ; des objets autonomes et sans prise, qui formulent le plus souvent une question unique à travers une forme plastique simple et instantanée ; des objets totalement identifiés et logotypés qu’il suffit de placer au bon endroit pour servir un discours, irradier un espace, marquer un territoire. Nous préférons que cela dysfonctionne et pose problème sans forcément apporter de réponse – quitte à ce que cela se retourne contre nous. Produire de l’art, c’est produire du risque. On perd / on gagne. La partie est longue, nous sommes tenaces. Persistence is all.

Propos recueillis par Annelou Vincente et Raphaël Brunnet.

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Volume n° 03

What You See Is What You Hear
2011

Parallèlement à leurs activités artistiques respectives, Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux élaborent des projets communs. Leurs propositions, souvent critiques, interrogent notamment les notions de valeur et de signature et se nourrissent de la culture musicale, dont ils déplorent néanmoins la « récupération » dans le champ de l’art contemporain.

Nous revenons avec eux sur ces questions à partir d’une installation montrée dans l’exposition collective « Musique plastique » à la galerie agnès b. à Paris, et de leur exposition « Vague froide » au Wharf – Centre d’art contemporain de Basse- Normandie, en 2011.

Prenons comme point de départ de cet entretien la pièce que vous avez montrée dans la « project room » de la Galerie du jour agnès b. dans le cadre de l’exposition « Musique plastique »1. The Ultimate Exhibition of Definitive Black Rock Core! est une installation réunissant un ensemble d’objets divers – vinyles, affiches, flyers, ordinateur portable, cadavres de bouteilles, revues, t-shirts, DVD’s, CD’s, livres, badges, etc. – littéralement « passés au noir » et tombant de cette manière dans le plus sombre anonymat. No logo. Juste une accumulation d’objets clairement identifiables venant souligner et contester, par leur mutisme tant sonore que visuel, le « caractère fétiche de la musique », réifiée, dérivée en produits de toutes sortes et « recyclée », notamment dans l’art contemporain. Pouvez-vous revenir sur ce qui vous a motivé à réaliser cette installation dans un tel contexte?
Nous sortions d’une exposition dense et complexe – « Vague Froide » – qui s’intéressait notamment au travail de mémoire et à la manière dont l’histoire de l’art s’écrit et tisse d’étranges fictions, perforées de vraies-fausses vérités, cousues de petits lambeaux de nostalgie, voire de mélancolie… Nous voulions projeter et travailler cette matière accumulée depuis des années, déformée par le prisme du temps et de nos propres sentiments, en faire quelque chose qui ne soit pas une (re)lecture romantique et esthétisante. Extraire de ce profond magma formes et concepts qui viendraient nourrir et éclairer les questions que nous nous posons aujourd’hui sur la possibilité de faire encore de l’art.
Il y avait cette volonté de se servir de la musique – ici de la cold wave, mouvement neurasthénique, éclair et post-punk anglo-franco-américain – pour braconner sur le territoire officiel de l’exposition classique en centre d’art. Déjouer certains de ses usages, détourner ses protocoles par transfert de codes, de symboles. Nous avons posé une surface pour travailler en sous-face, cacher la forme dans le concept – le concept dans une forme leurre – ouvrant alors à des territoires et des questions plus complexes : la mainmise de l’économie et la financiarisation du monde de l’art, les notions de signature, de valeur, etc.
L’emballage ressemblait à une parfaite exposition, l’intérieur moins. Nous demandions beaucoup au visiteur : du temps mais aussi une certaine résistance à ce qui était vu – au risque de ne pas être compris. Cela a été une expérience très enrichissante, mais uniquement possible parce que nous contrôlions le moindre détail : de la conception à l’accrochage, en passant par les supports de communication et les éditions.

Comment avez-vous adapté cette « stratégie » dans le contexte d’une exposition collective comme « Musique Plastique », qui réunissait les oeuvres d’artistes ayant pour la plupart une pratique à la fois plastique et musicale ?
Il est très important pour nous de travailler en fonction du contexte d’une exposition afin que notre pièce soit juste et précise – qu’elle vienne à la fois réagir à notre histoire mais aussi à celle de l’événement qui l’accueille. Quand Jean-François Sanz nous a proposé de participer à « Musique Plastique » nous étions alors dans une tout autre position que pour « Vague froide » : notre production serait placée au milieu d’autres oeuvres que nous ne connaissions pas. Le thème nous tenait très à coeur, mais nous étions réticents quant à sa spectacularisation et l’effet très people de certains artistes sélectionnés…
Il connaissait notre point de vue vis-à-vis de ce genre de manifestation. Impossible de ne pas profiter de l’occasion pour infiltrer nos positions. Nous lui avons soumis un projet détaillé en forme de manifeste, qui prenait sa source dans l’exposition, en exploitait le contenu mais en constituait en quelque sorte le trou noir, le versant obscur. Il a accepté et a judicieusement décidé de placer notre pièce en introduction/conclusion de l’exposition – entre poing levé et point d’interrogation…
Il a par a ailleurs proposé de publier notre projet dans le catalogue réalisé sur le mode du fanzine. Nous avons alors remanié notre texte pour nous emparer du style de ce type de publication, provoquer, et introduire nos idées ainsi que notre manière de faire dans tous les espaces mis à notre disposition.

L’ambigüité d’une stratégie d’infiltration permet-elle d’échapper à l’ « assimilation » ? N’est-ce pas risquer de se retrouver fondus dans le propos général de l’exposition ?
Participer à une exposition collective, c’est de fait accepter d’être « fondu » dans le propos général du commissaire. L’infiltration est une stratégie de survie : un art en dehors de l’art est-il encore de l’art ? Nous aimons passer les frontières – dans les deux sens –, apparaître et disparaître, braconner sur les territoires institutionnels. Nous prônons la technique du leurre qui consiste à dissimuler une pratique critique dans des objets d’art plus classiques, et le fait de pouvoir les activer quand et comme nous le voulons. Il est important d’occuper l’espace performatif, symbolique et « réputationnel » : persister à défaut de résister – « Quand tout le monde «résiste», comme aujourd’hui, peut-être que le premier pas c’est de refuser ce jeu, et de voir qu’il y a une certaine façon de s’opposer qui fait partie de la machine existante », affirme Slavoj Zizek.
Le devenir design de l’oeuvre d’art a pour effet de créer des « objets d’art » parfaits, inoxydables – au rapport fond/forme imparable ; des objets autonomes et sans prise, qui formulent le plus souvent une question unique à travers une forme plastique simple et instantanée ; des objets totalement identifiés et logotypés qu’il suffit de placer au bon endroit pour servir un discours, irradier un espace, marquer un territoire. Nous préférons que cela dysfonctionne et pose problème sans forcément apporter de réponse – quitte à ce que cela se retourne contre nous. Produire de l’art, c’est produire du risque. On perd / on gagne. La partie est longue, nous sommes tenaces. Persistence is all.

Propos recueillis par Annelou Vincente et Raphaël Brunnet.